
L'économie américaine est entrée en territoire inconnu à plus d'un titre. La combinaison de politiques de l’administration Trump (assouplissement budgétaire, droits de douane et restrictions sévères en matière d'immigration) laisse les investisseurs et les économistes perplexes. En outre, l'indépendance de la Réserve fédérale semble menacée. Le marché du travail actuel, caractérisé par une faible dynamique de licenciements et d’embauches, approche d’un point de basculement : la création d'emplois et les recrutements vont-ils reprendre ou faut-il s'attendre à des licenciements massifs ? Ces incertitudes sont désormais aggravées par la paralysie de l’administration américaine qui, outre ses effets sur l'économie, prive les investisseurs d’indicateurs fiables et actualisés sur lesquels fonder leurs décisions.
En Europe, la situation est beaucoup plus claire. La BCE a réussi à guider la zone euro vers un « atterrissage en douceur » : l’inflation semble sous contrôle et la croissance reste légèrement positive. Le continent n'en est pas moins confronté à ses propres risques, notamment un choc tarifaire plus important que prévu ou des évènements géopolitiques.
Les marchés de crédit font néanmoins preuve de sérénité et les primes de risque ont continué à se resserrer grâce à des flux entrants réguliers. De fait, l'appétit pour le risque semble intact.
Taux américains : les marchés s’adaptent au nouvel environnement
Le mois dernier, nous détenions une position longue sur la duration américaine, avec un objectif de rendement compris entre 4,0 % et 4,2 %. Alors que le rendement du 10 ans approchait du seuil de 4 %, nous avons pris nos bénéfices et adopté une position neutre. Nous sommes désormais à l’affût du moindre accès de faiblesse pour initier une nouvelle position longue. Malgré la persistance des inquiétudes liées à l'inflation, la juste valeur absolue demeure attrayante.
Nous mettons également en place une stratégie visant à profiter d’une pentification de la courbe des taux américains, mais pas pour les mêmes raisons qu’en zone euro. Le segment court devrait être soutenu par l'assouplissement monétaire, tandis que le segment long est structurellement sous pression en raison de déficits importants et d’inquiétudes concernant la viabilité de la dette. Notre stratégie cible le segment 5-30 ans, une approche impliquant un sacrifice de portage moins important que sur le segment 2-30 ans.
Les marchés anticipent actuellement un taux terminal de 3 % pour la Réserve fédérale et de 2 % pour la Banque centrale européenne, ce qui suggère une divergence limitée. Malgré le rythme modéré des baisses de taux de la Fed, les conditions financières s’avèrent exceptionnellement accommodantes (en dehors de la période Covid). Les récentes baisses de taux ont été principalement tirées par les taux réels, tandis que les anticipations d'inflation restent élevées. Les droits de douane devraient renforcer l'inflation à moyen terme pour les marchandises, alors que les prix des services de base hors logement restent élevés… une tendance préoccupante. L’indice ISM des prix des services reflète une tendance similaire, ce qui devrait inciter la Fed à adopter une approche progressive. Nous anticipons deux nouvelles baisses des taux cette année.
Les données concrètes continuent de montrer une certaine résilience, tandis que les indicateurs avancés sont à la traîne. L'indice Citi des surprises économiques reste positif et l'estimation GDPNow de la Fed d'Atlanta confirme une croissance robuste. Toutefois, le marché du travail envoie des signaux moins encourageants. Le rapport ADP a révélé une baisse de 30 000 emplois, laissant entrevoir une détérioration potentielle. Historiquement, une croissance négative de l'emploi est corrélée à une contraction économique, même si les conditions actuelles suggèrent un marché du travail figé plutôt qu’un véritable affaiblissement. La volatilité des demandes d'allocations chômage semble confirmer cette interprétation. La paralysie de l’administration américaine (« shutdown ») fait cependant peser un risque supplémentaire sur la croissance.
Les anticipations d’inflation du marché restent proches de 2,4 %, la récente hausse des rendements provenant en grande partie des taux réels. Dans ce contexte, il est prudent de se protéger contre l'inflation, car les rendements nominaux pourraient refléter des taux réels plus faibles et des anticipations d'inflation plus élevées.
Prévisibilité et stabilité en zone euro
En zone euro, les surprises économiques sont minimes, ce qui s’avère très rassurant pour les gouverneurs de la BCE. La croissance reste faible, soutenue par de modestes améliorations dans certains secteurs. Les PMI se maintiennent juste au-dessus du seuil de 50, alors que les PMI manufacturiers poursuivent leur repli. Par ailleurs, la persistance des menaces liées aux droits de douane incite à la prudence. En revanche, les indicateurs d'inflation restent modérés, avec des projections inférieures à 2 % d’ici début 2026. L'inflation globale et l'inflation sous-jacente semblent stables, ce qui justifie un positionnement neutre. Après avoir adopté une position neutre sur nos stratégies de courbe, nous réaffirmons notre conviction en faveur d’une pentification (segment 10-30 ans). Les facteurs techniques – réforme des retraites aux Pays-Bas – jouent un rôle non négligeable, alors que les deuxième et troisième plus grands fonds de pension néerlandais se préparent à basculer vers un système à cotisations définies en 2026. Cela affaiblira structurellement la demande d'obligations à long terme.
Le message de la BCE reste inchangé. Sa présidente, Christine Lagarde, a réitéré sa confiance dans l'orientation actuelle de la politique monétaire et les anticipations de baisse des taux sont limitées – moins de 10 points de base sur un horizon d'un an.
La dynamique des flux devrait s'améliorer grâce à une réduction des émissions au quatrième trimestre, la plupart des pays étant sur le point d'achever leurs programmes de financement pour 2025. Cette évolution est favorable pour l’équilibre entre l'offre et la demande. Notre positionnement reste globalement inchangé, avec des réductions modérées de la duration, mais sans mouvement significatif.
L'incertitude politique en France a franchi un cap après la démission du Premier ministre, Sébastien Lecornu. Le président Macron lui a confié la tâche de négocier la formation d'un nouveau gouvernement, ce qui a déclenché un accès de volatilité des spreads français et conforté notre position sous-pondérée. Un élargissement des spreads ne peut être exclu à court terme, même si des scénarios extrêmes sont peu plausibles. Plusieurs hypothèses sont envisageables :
- La nomination d'un nouveau Premier ministre, probablement issu de la gauche ou affichant un profil technique
- La dissolution de l'Assemblée nationale
- La démission d’Emmanuel Macron (très peu probable selon nous)
Le potentiel d'élargissement des spreads ne doit pas être exagéré, mais sous-pondérer la France semble justifié à ce stade. En fonction de la situation politique, un élargissement de 10 pb pourrait nous inciter à revenir à une position neutre.
Les marchés émergents offrent une valeur attrayante
La dette émergente évolue comme le crédit d’entreprise et continue d'attirer des flux importants, dans le droit fil du mois dernier. Malgré des valorisations élevées, nous relevons notre opinion sur les obligations souveraines et les obligations d'entreprise en devises fortes. Les spreads sont serrés, mais par rapport au crédit américain, les actifs émergents offrent toujours un rendement attractif, d’autant plus que le rendement total offre une protection contre un éventuel élargissement des spreads. Malgré d’importantes entrées de fonds, le positionnement n'est pas excessif.
Les investissements devraient se poursuivre, aussi bien dans les segments en devises fortes qu’en devises locales. Les marchés latino-américains restent particulièrement intéressants, tandis que l'Asie offre aussi des opportunités. Les devises émergentes ont sous-performé pendant une longue période, ce qui a érodé les rendements. Toutefois, la faiblesse du dollar offre actuellement aux banques centrales une marge de manœuvre pour gérer les risques de dépréciation.
Nous détenons notamment des positions longues sur la devise et les taux hongrois, en raison de rendements élevés et d’une politique monétaire restrictive. L'inflation devrait chuter sous les 4 %, ce qui permettra des baisses de taux. Le contexte politique pourrait permettre de débloquer des fonds européens, à l'image de ce qui s'est produit en Pologne après l'élection de Donald Tusk.
Nous restons confiants dans le potentiel du yen, mais un fléchissement n’est pas exclu
L’euro, de son côté, est soutenu par les fondamentaux et devrait rester ferme vis-à-vis du dollar. En Europe, la hausse des dépenses de défense et les investissements dans les infrastructures de l'Allemagne offrent un contexte favorable à la croissance et à la relance budgétaire, ce qui renforce la confiance. En revanche, l'économie américaine montre des signes de modération, en particulier sur le marché du travail, ce qui a incité la Réserve fédérale à adopter un ton plus prudent. Ce revirement du FOMC en faveur d’une position plus accommodante réduit l'attrait relatif du dollar. Le différentiel de taux d'intérêt entre la BCE et la Fed se réduit et favorise également l'euro, alors que les anticipations deviennent moins favorables au billet vert. Dans l'ensemble, ces facteurs suggèrent que l'euro conserve un potentiel de hausse par rapport au dollar à court terme.
Nous maintenons une position short sur la livre en raison d’une situation compliquée au Royaume-Uni. Le gouvernement doit prendre des décisions difficiles avant le vote du budget d'automne (26 novembre), alors que la dynamique de croissance est fragile. Les anticipations de politique monétaire du marché, qui estime qu’aucune baisse des taux n’interviendra avant mars-avril de l’année prochaine, nous semblent excessivement optimistes.
En revanche, nous conservons une position longue sur le yen, le marché considérant que la Banque du Japon adoptera une politique favorable à la devise. Toutefois, la récente accession de Sanae Takaichi à la tête du PLD est jugée moins favorable au yen à court terme, ce qui incite à réévaluer avec prudence le rythme de son appréciation.
Nous initions une position longue sur le dollar australien, qui s’avère résistant et devrait profiter de la stabilisation de la croissance mondiale. La devise bénéficie de l'amélioration des termes de l'échange et d'un contexte favorable aux matières premières, tandis que la politique de la Banque centrale reste moins accommodante que celle de ses homologues.
Les marchés de crédit sont chers, mais bénéficient de fondamentaux et de facteurs techniques favorables
Les rendements restent attractifs compte tenu des valorisations. Le segment investment grade en euros offre actuellement un rendement proche de 3,1 %, tandis que le haut rendement en euros oscille autour de 5 %, des niveaux qui constituent une protection significative contre tout élargissement des spreads. Cela se traduit par un revenu minimum solide pour les portefeuilles, en particulier dans un environnement de faible volatilité.
Nous relevons à « neutre » la note du haut rendement américain, soutenu par une croissance résiliente, des données d’emploi faibles et un cycle de baisse des taux sans récession – un contexte idéal pour le crédit. Un nouveau resserrement reste possible, mais les spreads devraient se réduire à mesure que les conditions s'améliorent. Nous restons neutres vis-à-vis du haut rendement en euros.
Nous restons positifs sur le segment investment grade en euros. Sur une base ajustée du risque, ce segment offre des valorisations attractives par rapport aux autres segments investment grade. Si les spreads sont également très serrés en valeur absolue, le contexte macroéconomique de la région est plutôt clément. À court terme, l'offre limitée à l'approche de la période de publication des résultats sera également favorable. Nous sommes neutres sur le segment investment grade en dollars, pénalisé par une plus grande incertitude et une duration plus longue, synonyme de forte volatilité des prix en cas de variation des spreads.
En ce qui concerne les titres AT1/CoCos, nous avons décidé de prendre tactiquement nos bénéfices et de revenir à une position neutre dans un contexte d'incertitude accrue. Nous restons toutefois attentifs à tout élargissement des spreads susceptible de fournir à nouveau un point d’entrée attractif.