Le secteur de l’aviation peut-il rendre le ciel plus bleu ?

La crise du Covid-19 offre une opportunité politique rare : celle de s’atteler à d’autres enjeux mondiaux avec des mesures fortes et ambitieuses. A l’heure où les compagnies aériennes attendent de recevoir des aides publiques, les gouvernements devraient saisir l’occasion et assurer que la survie de ces compagnies soit liée, en contrepartie, à leur impact sur le changement climatique.

De nombreux acteurs, notamment au sein des gouvernements européens, ont proposé que le soutien financier apporté aux compagnies aériennes soit conditionné à une baisse des émissions de gaz à effet de serre (GES). Fin avril, le gouvernement français a rattaché le soutien apporté à Air France-KLM à des objectifs climatiques. Le ministre de l’économie, Bruno Le Maire a déclaré : « Air France doit devenir la compagnie aérienne la plus respectueuse de l’environnement de la planète ». Les gouvernements néerlandais et autrichien devraient également imposer des progrès en matière d’émissions en contrepartie du soutien aux compagnies aériennes. En revanche, le gouvernement américain n’a pas exigé de conditions particulières.

La pandémie exerce une pression énorme sur les compagnies aériennes ; un grand nombre d’entre elles ont cessé leurs opérations pour la première fois depuis septembre 2001 et cette interruption est la plus longue de l’histoire de l’aviation civile. Pour de nombreuses compagnies, leur survie dépendra d’aides publiques. Partout dans le monde, les gouvernements proposent des aides financières, voire (re)nationalisent les compagnies aériennes, par exemple en Italie. Selon les estimations, rien qu’en Europe, le secteur du transport aérien représente au moins 1,9 million d’emplois directs.

Graphique 1 – Contributions aux émissions de CO2

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Source : Agence Internationale de l’Energie[1]

Cloués au sol !

Les analystes estiment que la crise du Covid19 entraînera une baisse de 5 % des émissions de CO2 à travers le monde par rapport à l’année dernière[2]. Il s’agira de la première baisse annuelle d’émissions de CO2 depuis 2009 et la plus forte décrue annuelle depuis 1950[3]. Malheureusement, cette baisse n’est pas structurelle ; elle est intégralement liée aux décisions politiques prises à travers le monde qui ont suspendu l’activité économique pour ralentir la progression du Covid-19.

Le transport aérien a généré au moins 2,5 % des émissions de CO2 mondiales en 2019.[4] Ce chiffre ne prend en compte que les émissions produites par les moteurs d’avions au niveau du sol ; des études récentes alertent sur le fait que les traînées de condensation à des altitudes de croisière pourraient multiplier par deux l’impact sur le réchauffement climatique mondial.[5]

Les émissions de CO2 du transport aérien sont passées de 700 millions de tonnes d’équivalent CO2 en 2010 à 900 millions de tonnes en 2018[6], soit une progression de 29 % (2,9 % sur une base annualisée). Sur cette même période, le nombre de passagers a grimpé de 51 % (4,7 % en annualisé). Les progrès en matière d’efficacité énergétique, d’environ 3 % par an, ont permis de ralentir la hausse des émissions. Cependant, les experts s’accordent sur le fait que ce rythme d’économies d’énergie ne pourra sans doute pas se maintenir à moyen terme et qu’il devrait plutôt s’établir à 1 % par an dans les années à venir. L’International Air Transport Association (IATA) anticipe un nombre de passagers en hausse de 3,5 % par an au cours des vingt prochaines années.[7] Une telle accélération devrait s’accompagner d’une croissance continue des émissions de CO2 générées par le secteur du transport aérien.

Un modèle simple de CO2 net – c’est-à-dire les prévisions d’émissions liées à la croissance du nombre de passagers aériens, comparées aux baisses liées aux améliorations futures de l’efficacité énergétique des avions – montre que des mesures beaucoup plus ambitieuses sont nécessaires pour assurer la décarbonisation du secteur.

 

Emissions nettes de CO2 du secteur du transport aérien

Les émissions de COcontinuent de croître, malgré les gains d’efficacité énergétique et le recours à des carburants plus propres

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La ligne bleu foncé représente les émissions de CO2 cumulées produites par les compagnies aériennes entre 2020 et 2050, sur l’hypothèse d’une croissance annuelle de 3,5 % du trafic. Nous considérons que la croissance du trafic sera partiellement compensée par l’amélioration de l’efficacité énergétique des avions (en vert) et par le transfert progressif vers le biokérosène, qui devrait représenter 30 % du carburant utilisé par les avions d’ici 2050.[8]

 

Même dans ce scénario optimiste, les émissions de CO2 générées tous les ans par le transport aérien pourraient être supérieures de 50 % à leurs niveaux de 2020. En cumulé, les compagnies aériennes produiraient 33 000 millions de tonnes d’eq CO2, soit 33 gigatonnes. Pour donner un ordre de grandeur, l’IPCC estime qu’un « budget » mondial de CO2 de 570 gigatonnes maximum d’ici l’an 2100 est requis pour contenir la hausse des températures sous la barre d'1,5°C.[9]

 

Quel est le « coût d’opportunité » de cette hausse des émissions du secteur aérien ? Sommes-nous confortables avec l’idée que le transport aérien représente près de 6 % de notre budget carbone global ? Gardons en tête que nous avons uniquement comparé les émissions de 2020-2050 du secteur aérien avec le budget carbone de 2020-2100. La question est pertinente dans le contexte actuel, où la pandémie impose aux gouvernements et à la société d’évaluer les conditions et les coûts relatifs de très nombreux éléments. La préservation de l’emploi est un facteur important, mais il ne constitue pas le seul impact social ; sinon, la récolte manuelle des feuilles de tabac pourrait être classée au-dessus du développement de vaccins en termes d’utilité sociale. Il convient donc de repenser profondément la place du secteur aérien dans nos sociétés, ainsi que sa consommation de notre « budget » carbone collectif et limité.

 

Les Frères Wright repensent l’aviation


La technologie aura un rôle à jouer. La projection de gains d’efficacité énergétique de 1 % par an est réaliste, compte tenu des progrès plus importants déjà réalisés au cours des 20 dernières années. Le scénario est fondé sur l’hypothèse que d’ici 30 ans, un tiers des réservoirs des avions sera composé de carburants durables (Sustainable Aviation Fuels (SAF)), produits à partir de composantes organiques et renouvelables issues d’algues, d’huile de palme, de canne à sucre, de betteraves etc.

Depuis 2008, plus de 150 000 vols ont consommé du biocarburant, en faible proportion - sachant qu’il est encore trop tôt pour voir une utilisation massive. Le biocarburant est actuellement plus cher à produire que le kérosène fossile. Dans un rapport récent, l’Agence Internationale de l’Energie (AIE) estime que les SAF deviennent compétitifs dès que le cours du brut dépasse les 110$ par baril.[10] D’autres technologies permettant de renforcer l’efficacité énergétique vont sans doute être développées.

Nous aussi, nous devrons repenser l’aviation


Malheureusement, force est de constater que les émissions de gaz à effets de serre (GES) liées à l’aviation pourraient augmenter de manière exponentielle, en dépit des gains d’efficacité énergétique et d’une adoption plus généralisée des biocarburants. Nous – gouvernements, voyageurs et investisseurs – devons repenser l’aviation. Le secteur aérien a bénéficié de soutiens publics massifs à travers le monde, y compris à travers des investissements dans les aéroports ou dans d’autres infrastructures ou de la défiscalisation des carburants d’aviation. Certains de ces investissements pourraient être redéployés vers des projets d’infrastructure pour des modes de transport plus respectueux en matière de GES. 

Les économistes nous disent que les subventions font évoluer les incitations. L’heure est peut-être venue de faire évoluer la structure des subventions. Le temps où les grandes compagnies nationales étaient une source de fierté pour leurs pays est globalement révolu.

Les voyages en avion devraient être découragés dès lors qu’une solution alternative existe. Aucun argument rationnel ne permet de justifier un bilan carbone de 170 kg de CO2 pour un aller-retour de Paris à Marseille, alors que le même trajet peut être effectué en train à un « coût » de 6 kg de CO2.[11] La multiplication par presque 30 de l’impact environnemental d’un voyage en avion n’est pas compensé par un niveau de confort, d’efficacité ou par un gain de temps 30 fois supérieur. En termes de génération d’énergie, il est généralement admis que si les ressources énergétiques renouvelables peuvent remplacer le lignite afin de produire la même quantité d’énergie, même si cela implique des investissements importants, alors le charbon devrait progressivement être abandonné. En suivant la même logique, nous devrions nous demander si les investissements dans les réseaux ferroviaires et dans d’autres modes de transport alternatifs ne devraient pas remplacer le trafic aérien.

De manière plus fondamentale, il convient de réexaminer la raison d’être sous-jacente des compagnies aériennes. L’objectif du transport aérien est de faire voyager des personnes et des marchandises sur des distances qui auraient, sinon, pris plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Suite à la déréglementation du secteur au début des années 1980, ainsi qu’à l’émergence d’une classe moyenne mondiale, des centaines de millions de personnes utilisent désormais un mode de transport au carbone élevé. Or son coût environnemental doit être reflété correctement au sein des compagnies aériennes.

Pour faire simple, les voyages en avion ne sont pas assez chers. Les passagers ne couvrent pas encore le coût de leurs émissions. Un citoyen européen qui effectue un aller-retour de Londres à New York émet autant de CO2 durant ses 12 heures de vol (2,4 tonnes)[12] qu’une voiture familiale durant toute une année[13]. Cet aller-retour pèse quasiment autant que le ‘budget’ total de GES de chaque résident européen pour l’année 2030, dans le scénario d’un réchauffement climatique limité à 2 degrés.

Il serait insensé de croire qu’un retour à la croissance du nombre de passagers aériens d’avant crise puisse être compatible avec l’objectif d’éviter les pires conséquences du changement climatique. Grâce à l’innovation technologique, l’aviation continuera de réduire son impact environnemental. Les carburants durables issus de sources renouvelables y contribueront. Grâce aux travaux réalisés par l’IPCC, nous savons désormais quelle quantité de CO2 peut encore raisonnablement être émise dans l’atmosphère. Les investisseurs ont le devoir de s’assurer qu’à travers leurs décisions d’allocation d’actifs, ce budget limité de CO2 est utilisé non seulement pour maximiser leurs performances financières, mais également pour maximiser la création de valeur pour toutes les parties prenantes. L’engagement des gouvernements et des citoyens est essentiel. Les gouvernements doivent créer des incitations et orienter les fonds publics vers des infrastructures de transport à faible carbone. Ils peuvent également contribuer à éduquer la population sur l’impact des décisions de transport et aider les citoyens à adapter leurs choix de consommation en conséquence. Les solutions de loisirs et de transport à faible carbone existent déjà et devraient bénéficier de ces changements de comportements.

 


[1] https://ec.europa.eu/transport/sites/transport/files/modes/air/studies/doc/2015-10-employment-and-working-conditions-in-air-transport-and-airports.pdf
[2] https://ourworldindata.org/grapher/carbon-dioxide-co2-emissions-by-sector-or-sourcebr />[3] https://www.carbonbrief.org/analysis-coronavirus-set-to-cause-largest-ever-annual-fall-in-co2-emissions
[4] https://ourworldindata.org/co2-and-other-greenhouse-gas-emissions
[5] https://www.iea.org/reports/tracking-transport-2019
[6] https://e360.yale.edu/features/how-airplane-contrails-are-helping-make-the-planet-warmer
[7] https://www.iea.org/reports/tracking-transport-2019
[8] https://www.iata.org/en/pressroom/pr/2018-10-24-02/
[9] https://www.connaissancedesenergies.org/fiche-pedagogique/biokerosene
[10] https://www.wri.org/blog/2018/10/according-new-ipcc-report-world-track-exceed-its-carbon-budget-12-years
[11] https://www.iea.org/commentaries/are-aviation-biofuels-ready-for-take-off
[12] https://www.icao.int/environmental-protection/Carbonoffset/Pages/default.aspx
[13] https://www.greentripper.org//default.aspx?cl=en
[14] Sur l’hypothèse de 15 000 km parcourus en un an.