Dans le vaste sujet des enjeux et des difficultés de l’analyse climatique du point de vue de l’investisseur, les émissions scope 3 reviennent avec insistance comme un des principaux points bloquants : les données seraient incomplètes, manqueraient de fiabilité, et ne permettraient pas, en l’état, de définir des trajectoires de décarbonation et donc des objectifs d’investissement. De leur côté, les entreprises avancent les difficultés de calcul mais aussi le fait que ces émissions, par nature indirectes, ne seraient pas de leur ressort. A l’inverse, nombre d’experts voient dans les données scope 3 une sorte de « graal » qui permettrait de compléter enfin le cercle complexe de l’analyse climat. Que faut-il en penser ?
Chez Candriam, notre point de vue est clair : si les données carbone scope 3 sont des éléments indispensables à l’analyse climat et notamment à l’évaluation de l’alignement des entreprises avec les objectifs de l’Accord de Paris, il est nécessaire d’en connaître les limites, qu’elles soient contextuelles ou structurelles.
”La qualité et la fiabilité des émissions scope 3 sont centrales pour l’amélioration de l’analyse climat et l’intégration des considérations climatiques aux investissements
Les émissions scope 3 : éléments essentiels de l’analyse carbone d’une société
Les émissions scope 3 sont des émissions de gaz à effet de serre indirectes, qui se situent soit en amont (fournisseurs, etc) soit en aval (distribution, utilisation du produit, gestion de la fin de vie) des opérations d’une entreprise.
Source: Greenhouse Gas Protocol
Bien que ces émissions soient indirectes, il est important de les prendre en compte, car bien souvent les enjeux carbone ne sont pas liés à la production d’un produit lui-même, mais plutôt aux matières premières qui le composent, ou à son utilisation - éléments qui ne sont pas pris en compte dans les émissions scope 1&2 d’une entreprise. Il fait par exemple peu de sens d’analyser uniquement les émissions scope 1&2 d’une entreprise pétrolière, quand 90 % des émissions liées au pétrole se situent en aval des opérations, au moment de la combustion du pétrole dans les moteurs des clients. Se focaliser sur la décarbonation des scopes 1&2 uniquement reviendrait à ne s’intéresser qu’à la façon dont l’entreprise extrait du pétrole, et non au produit fini qui par nature est extrêmement carboné.
S’intéresser aux émissions scope 3, ce n’est en aucun cas chercher à allouer à chaque entreprise les émissions dont elle est « responsable » - exercice complexe et subjectif. Si les investisseurs s’intéressent aux émissions scope 3, c’est parce qu’elles sont essentielles à l’analyse des risques des entreprises, et de la résilience de leur business model sur le long terme. Les chaînes de valeur les plus carbonées sont celles qui vont devoir faire les efforts les plus importants, et cela aura des impacts sur l’ensemble des acteurs de cette chaîne de valeur. L’analyse des émissions scope 3 est indispensable pour comprendre le positionnement d’une entreprise sur les enjeux de la transition écologique, les transformations nécessaires à son adaptation à un monde bas-carbone, ainsi que les risques et opportunités associés - des éléments clés pour juger de la pertinence d’un investissement à long terme, notamment dans les secteurs les plus carbonés.
Les limites du reporting des données scope 3
Une mesure partielle avec de forts biais sectoriels
Si le scope 3 permet d’avoir une idée plus précise des émissions induites par l’ensemble de la chaîne de valeur d’une activité ou industrie, de très forts biais sectoriels existent - au même titre que pour les émissions scope 1&2. Certains secteurs ont par nature des émissions scope 3 bien supérieures à d’autres, notamment dans l’industrie - sans pour autant que cela présage de la qualité de leur positionnement ou de leur stratégie climat. C’est notamment le cas des biens d’équipement, qui par nature sont au cœur des processus industriels et ont des émissions scope 3 (aval) très importantes. C’est encore plus le cas pour les fournisseurs de biens d’équipement ou de solutions de réduction de la consommation énergétique de leurs clients, qui auront dans leur scope 3 une partie des émissions de CO2 associées à la consommation énergétique de ces clients. Ces entreprises, bien qu’étant au cœur de la transformation énergétique de nos industries, pourraient ainsi être exclues des portefeuilles des investisseurs souhaitant réduire les émissions scope 3 de leurs portefeuilles, ou encore être incitées à se désintéresser de leurs clients les plus émetteurs pour privilégier les secteurs et activités déjà bas-carbone – un non-sens pour le financement de la transition !
Des progrès nécessaires côté entreprises
La publication des émissions scope 3 par les entreprises reste médiocre et parcellaire, en raison de la complexité de l’exercice et du manque de standards communs pour le calcul des émissions. Le GHG Protocol lui-même laisse beaucoup de latitude aux entreprises pour définir leurs émissions matérielles et la méthode de calcul, ce qui engendre de fortes disparités, même au sein d’un même secteur.
Prenons le cas des fabricants de semiconducteurs, eux aussi au cœur de la transition énergétique dans l’industrie. En tant qu’intermédiaires BtoB, ils n’ont pas à communiquer sur l’impact carbone de leurs produits selon le GHG Protocol. De nombreuses sociétés jugent ainsi qu’il leur est impossible de savoir où et comment leurs produits sont utilisés - un argument valable, si ces mêmes sociétés ne s’empressaient pas de communiquer à leurs clients sur leur scope 4, les fameuses « émissions évitées » - cette donnée est pourtant bien plus complexe à calculer et nécessite une connaissance fine des émissions scope 3… cherchez l’erreur ! En clair, on préfère communiquer sur l’impact carbone positif de ses produits, sans avoir une analyse complète des impacts carbone négatifs.
Espérons que les réglementations à venir, et notamment la CSRD (Corporate Sustainable Reporting Directive), apportent une plus grande cohérence aux reporting climat des entreprises. C’est indispensable pour que les investisseurs puissent eux-mêmes obtenir et communiquer des données carbone fiables.
… mais aussi côté fournisseurs de données
En règle générale, les données d’émissions sont publiées par les entreprises de manière volontaire auprès du Carbon Disclosure Project (CDP), puis collectées, et éventuellement retraitées, par les fournisseurs de données. En pratique, très peu de sociétés reportent de manière complète. Dans ce cas, leurs émissions scope 3 sont « estimées » au moyen de modèles statistiques qui embarquent dans les bases de données de nombreux biais méthodologiques.
D’abord, ces estimations ne tiennent pas compte des spécificités de l’activité de l’entreprise ou de ses marchés finaux. Des équipementiers pour les véhicules électriques peuvent ainsi se retrouver avec les mêmes émissions scope 3 « aval » que la moyenne des équipementiers pour les véhicules thermiques ! De plus, comme dans tous modèles statistiques, les données extrêmes sont souvent éliminées. Cela signifie que dans certains secteurs, les quelques entreprises qui font un exercice honnête et rigoureux de calcul de leurs émissions scope 3 peuvent se retrouver considérées comme « outliers » par les analyses statistiques, et avoir des émissions bien supérieures à la moyenne sectorielle attribuée à leur pairs qui ne communiquent rien. Ce système n’encourage pas les entreprises à publier des données exhaustives.
Le manque de fiabilité, de cohérence et de stabilité des données scope 3 complique la tâche des investisseurs : comment fixer des objectifs au niveau du portefeuille ? - notamment pour des portefeuilles concentrés, gérés de manière active avec un fort positionnement climat, qui nécessitent de détecter les entreprises ayant des positionnements différenciés par rapport à leur concurrents.
Dans la réallocation du capital vers la transition écologique, la qualité des données scope 3 est une condition nécessaire… mais pas suffisante
La qualité et la fiabilité des émissions scope 3 sont centrales pour l’amélioration de l’analyse climat et l’intégration des considérations climatiques aux investissements. Il est essentiel de progresser collectivement sur ce sujet : entreprises, investisseurs, fournisseurs de données. Nous devons continuer à encourager les entreprises à reporter de manière complète et transparente sur leur scope 3, et le cas échéant à intégrer des objectifs scope 3 dans leur plan de décarbonation.
En revanche, même complètes, les données scope 3 ne seront jamais qu’un indicateur parmi d’autres pour analyser le positionnement climat d’une entreprise ou d’un portefeuille. L’analyse climat, notamment l’évaluation de l’alignement avec les objectifs de l’Accord de Paris d’une entreprise ou d’un portefeuille, restera un exercice bien plus complexe et fondamental que des comparaisons de données carbone.
C’est à ce prix que se fera le financement d’une réelle transition écologique. Les investisseurs ont donc tout intérêt à s’entourer d’experts !