Comment la durabilité souveraine peut-elle guider les décisions d'investissement ?
Vincent : Les pénuries d'eau, le changement climatique, l’augmentation des conflits, le recul de la démocratie, la détérioration des habitats, les politiques énergétiques et d'autres enjeux liées à la durabilité deviennent des points de tension géopolitiques. Les liens entre ces questions sont à la fois puissants et complexes.
Prenons le cas de l’industrie automobile : la Chine occupe une position de leader sur l'ensemble de la chaîne de valeur des moteurs pour les véhicules électriques. Pour protéger son industrie automobile, l'Union européenne (UE) a imposé des droits de douane provisoires visant à contrer le « dumping » - autrement dit, la vente à des prix artificiellement bas - de véhicules électriques subventionnés importés de Chine. Pourtant, l'UE cherche aussi à promouvoir les véhicules électriques pour atteindre ses objectifs de réduction des émissions d’ici 2035.
L'analyse de facteurs tels que la gouvernance, l'État de droit et le capital social aide à identifier et à évaluer les risques, ainsi qu'à anticiper une éventuelle dégradations des crédits souverains, qu'elle soit liée à une incapacité ou à une réticence à honorer la dette. Par exemple, nous pensons que les régimes autocratiques ne sont pas viables à long terme et que leur dette comporte des risques accrus. En 2022, nous avons ainsi analysé la performance des obligations souveraines des différentes nations selon leur classement Freedom House : Libre, Partiellement Libre, ou Non libre. Cette analyse a révélé que les obligations des pays considérés comme « libres »[1] pouvaient présenter une légère surperformance.
Quels changements avez-vous observés récemment ?
Vincent : Nous pouvons aborder cette question de deux façons : en examinant les tendances de fond et les classements de durabilité des pays.
Les tendances les plus marquantes ne surprendront personne : il n’est pas nécessaire d’avoir des indicateurs chiffrés pour constater la détérioration de la démocratie ou l’augmentation des conflits, bien que les indicateurs de Freedom House (intégrés dans notre modèle) et les données de sécurité nationale confirment effectivement une tendance à la baisse. Étant donné les interconnexions entre les pays et les sujets abordés, notre modèle se distingue par sa capacité à isoler certains ensembles de données ou groupes de facteurs pour apporter des perspectives supplémentaires. Par exemple, notre modèle révèle une certaine « inertie » dans l’adoption de l’électricité renouvelable, malgré son avantage économique par rapport aux nouvelles installations fossiles. Cette lenteur est souvent due à des goulets d’étranglement dans les réseaux de distribution, les pays avançant à des rythmes différents. Les États membres du Conseil de Coopération du Golfe, comme l'Arabie saoudite, Bahreïn, Oman et le Qatar, augmentent leur capacité en énergies renouvelables. Bien que leurs scores globaux en énergies renouvelables restent faibles comparés à ceux d’autres régions, ces pays investissent massivement dans les infrastructures dédiées aux énergies renouvelables. En Amérique latine, les tendances sont plus négatives, dominées par un environnement économique difficile et une lente adoption des énergies renouvelables, en raison notamment des risques accrus liés aux catastrophes naturelles.
En ce qui concerne les classements, les plus fortes progressions récentes ont été observées dans de petits pays d’intérêt limité pour les investisseurs. Parmi les pays investissables, nous avons constaté quelques dégradations. La France, l’Arabie Saoudite et le Vietnam ont notamment enregistré une baisse de leur score en matière de capital social. L'Inde, quant à elle, a gagné quelques places, surtout grâce à une amélioration de son score sur le pilier du Capital Economique.
En quoi l'approche de Candriam est-elle différente ?
Vincent : Selon nous, deux éléments rendent notre modèle pertinent pour l'investissement et capable potentiellement de renforcer la performance dans plusieurs classes d'actifs.
- Le capital naturel étant limité, notre méthode de calcul empêche le score global d'augmenter lorsque le capital économique ou d'autres capitaux sont améliorés au détriment des ressources non renouvelables. En d'autres termes, le capital naturel ne peut être compensé par d'autres types de capital.
- Nous adaptons la pertinence des données en fonction du niveau de développement de chaque pays. Par exemple, les données sur les véhicules électriques sont beaucoup plus significatives pour évaluer un pays comme la Norvège, alors qu’elles apportent peu d’indications pour l’Ouganda, où la sécurité alimentaire représente un enjeu plus essentiel pour sa durabilité. Cette approche nous permet de comparer tous les pays sans introduire de distinction arbitraire entre pays développés et en développement.
En liant la matérialité des données à la contrainte de non-substituabilité du capital naturel, notre notation relie les perspectives à court et long terme. Notre cadre d’analyse de la durabilité souveraine est en place depuis 2009 ; en 2017, nous avons structuré notre modèle autour de quatre piliers (capital naturel, capital humain, capital social, capital économique), et depuis 2020, nous mettons l’accent sur le capital naturel. Notre démarche évolue continuellement grâce à des ajustements et à de nouveaux indicateurs. Parmi les nouveaux indicateurs ajoutés cette année, plusieurs concernent l'eau, comme le risque agricole, l'approvisionnement en denrées alimentaires et l'accessibilité à ces denrées.
Pourquoi parler de "potentiellement favorable en termes de performances" ?
Vincent : N'est-ce pas justement le but ?
L'un des objectifs de notre modèle est de nous aider à sélectionner les États souverains à inclure dans notre univers d'investissement durable.[2] Il est généralement admis que restreindre cet univers – donc réduire les options pour le gestionnaire de portefeuille – diminue automatiquement les performances. Nous ne partageons pas cette opinion, car nous pensons que notre méthode de sélection permet d’éliminer certains risques de baisse.
Récemment, nous avons comparé la performance de notre univers d’investissement souverain durable avec l’indice global diversifié JP Morgan Emerging Markets Bond Index™ (EMBIGD) sur une période de onze ans, pour laquelle nous disposions d’un univers durable de taille significative (d’avril 2013 à juillet 2024). Sur les 70 émetteurs présents dans l'indice EMBIGD en septembre 2024, nous en considérons 46 comme durables, soit une réduction d'un tiers. Nous avons constaté qu’au cours de cette période, notre univers d’obligations souveraines durables pour les marchés émergents a affiché des performances proches de celles de l’univers plus large de l’EMBIGD, avec un léger avantage d’environ 3 points de base par an, sans toutefois être statistiquement significatif.[3] Heureusement aucune surperformance ou sous-performance marquée n’a été observée lors de la comparaison des performances annuelles.
Comment utilisez-vous votre modèle dans vos décisions ?
Vincent: Notre modèle est un point de départ pour approfondir nos analyses ou initier des démarches d’engagement. Ce qui nous intéresse particulièrement, ce sont les composantes et les tendances au sein du score d’un pays, plutôt que le score ou le classement en lui-même. Par exemple, avant l'élection présidentielle américaine de 2020, l’actualité nous a incités à analyser l’évolution à long terme de nos sous-scores sur la démocratie et la stabilité politique. Nous avions déjà observé une détérioration des États-Unis par rapport au reste du monde des pays développés depuis plus de 10 ans avant cette élection.
De plus, bien que nous privilégions des efforts collectifs pour engager le dialogue avec les États souverains, nous avons récemment eu un échange direct et constructif avec le Costa Rica sur ses politiques de lutte contre le blanchiment d'argent.[4].
Notre cadre d’analyse nous permet également d’isoler un facteur spécifique et de l’évaluer dans différents pays - comme nous l’avons fait dans les cas récents de stress hydrique et pour analyser la vulnérabilité liée aux ressources en eau (et l’impact potentiel du changement climatique sur les ressources disponibles).
Enfin, cette compréhension des risques et de la durabilité des pays profite aussi à l’analyse des entreprises. En effet, un pays où la corruption est élevée représente un risque pour les entreprises qui y sont implantées, alors que celles basées dans des pays plus durables bénéficient souvent d’un environnement opérationnel plus stable et d’un soutien accru de leur gouvernement.
Pourquoi l'eau ?
Vincent: L'état des ressources en eau dans le monde est probablement la menace la plus urgente parmi les grands défis pour le développement durable et le bien-être de l'humanité. Les émissions de gaz à effet de serre et le réchauffement de la planète représentent un danger majeur à long terme pour la durabilité, mais leurs effets se feront davantage sentir entre 2030 et 2050, tandis que les crises régionales de l'eau se manifestent déjà aujourd'hui. Bien entendu, la question des « ressources en eau » englobe plusieurs dimensions, notamment la rareté de l'eau actuelle, la vulnérabilité de l'eau face au changement climatique et la qualité de l'eau. Lorsque la pollution s’ajoute à cette vulnérabilité, l'accès à l'eau peut être fortement compromis. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous avons lancé une stratégie d'investissement axé sur l'eau en 2023, et que l'Institut Candriam s’implique dans des projets tels que Join For Water et WeForest.
[1] Les scénarios et données présentés sont des estimations basées sur des éléments passés, ne constituent pas un indicateur précis et ne garantissent en rien la performance future. La performance des obligations d’État des marchés émergents entre avril 2006 et septembre 2022 a été évaluée en utilisant l’indice JP Morgan Emerging Markets Bond Index Global Diversified™ (EMBIGD) comme référence de marché. Sur cette période, les pays « libres » ont enregistré une surperformance moyenne de 30 points de base par an.
[2] Nous utilisons l'indice JP Morgan Emerging Markets Bond Index Global Diversifed™ comme référence. En nombre d'émetteurs, il s'agit d'une réduction d'un tiers, et en poids, d'une réduction de 47 %..
[3] L'univers a été révisé périodiquement, généralement une fois par an. Les chiffres de 46 émetteurs dans l'univers Candriam sustainable sovereign EM et de 70 dans l'indice EMBIGD sont en date de septembre 2024.
[4] Pour plus de détails, lisez notre étude de cas, Costa Rica - Active Engagement, mai 2024.