De la santé mentale des banquiers centraux

Les puristes aiment faire la distinction entre corrélation, co-intégration et causalité. Ils ont bien raison : deux séries peuvent être statistiquement corrélées sans pour autant qu’on puisse démontrer un lien de causalité évident. Les deux séries ci-dessous paraissent évoluer de concert. Nous sommes typiquement fasse à une corrélation « apparente » mais non significative (corrélation fallacieuse selon les statisticiens). Jugez par vous-mêmes : la ligne bleue représente les anticipations d’inflation à 10 ans aux Etats-Unis extraites des TIPS en échelle inversée et la ligne orange est le relevé des températures du Rhône à la frontière franco-suisse.

En à peine 6 mois, les banques centrales ont réalisé une volte-face assez exceptionnelle, passant d’une logique de normalisation monétaire (hausse graduelle des taux) à l’exacte logique inverse (détente des taux). Que s’est-il donc passé ? C’est très simple : rien de particulier ! Si l’on s’en tient aux faits, les prévisions de croissance mondiale ont été légèrement révisées de 3,5% à 3,3% pour 2019 et sont restées stables à 3,3% pour 2020. Quant aux prévisions d’inflation, elles n’ont pas bougé. Dès lors, où dénicher les raisons d’un tel virage monétaire ?

La baisse de la confiance des chefs d’entreprise est un premier élément notable. Mais comment croire que les banques centrales ne s’y attendaient pas ? S’imaginaient-elles que les indices PMI monteraient à 70, 80 ou même 90 pour ne plus jamais redescendre ? L’économie est cyclique, et ces indices de diffusion le reflètent bien. Les banques centrales aiment adopter un discours de sagesse, expliquer que l’impact de la politique monétaire est lent et diffus, qu’il est important de se projeter et de ne pas surréagir. Entre la fin 2005 et la fin 2006, l’indice PMI américain est passé de 57 à quasiment 50 sans que cela empêche la banque centrale de relever ses taux de 150bp. Aujourd’hui, la décélération économique affole les banques centrales au point de mettre fin au cycle de normalisation qui commençait à peine. Nous le montrons sur la page suivante : c’est fini, il n’y aura plus de hausse de taux.

Revenons à la notion de causalité. De nombreux économistes soutiennent l’analyse des banques centrales, considérant qu’une baisse des taux devrait aider les économies à ne faire de ce ralentissement qu’un ralentissement de milieu de cycle et non un ralentissement qui se transforme en fin de cycle. Ce faisant, ils introduisent l’idée que la politique monétaire impacterait le cycle économique.

Nous ne partageons pas cette opinion. Nous pensons même exactement le contraire : c’est le cycle économique qui fait la politique monétaire et non l’inverse.

En définitive, le débat est assez simple. Si vraiment les banques centrales avaient une influence, elles lisseraient le cycle économique, il n’y aurait pas de récession et la croissance serait stable à 3/4% par an. Or il n’en est rien. Le cycle est volatil : quand la croissance est faible, les banques centrales baissent les taux et, quand la croissance est plus forte, les banques centrales peuvent recharger un peu les munitions en les augmentant. La politique monétaire est donc endogène au cycle. Elle n’est que très rarement exogène, seulement lorsque le risque systémique devient extrême (1998 et 2008 aux Etats-Unis, 2008 et 2011-2012 en Europe).

De ce point de vue, la période que nous vivons est inédite. L’histoire jugera mais il est possible que, dans 100 ans, elles soient encore appelées « les années folles » (au moins pour ce qui est des marchés financiers : les investisseurs sont obsédés par le soutien monétaire des banques centrales (addiction au sens propre, véritable dépendance) et les banques centrales sont obsédées par le comportement des marchés financiers (conditions financières).

La théorie nous apprend que la croissance économique est fonction d’un cadre institutionnel adéquat et d’une certaine flexibilité des marchés : ces notions semblent aujourd’hui oubliées, et la baisse des taux de quelques points paraît être un facteur bien plus important que la réforme des retraites dans les pays développés ou la création de programmes de recherche de grande ampleur. Attention Mesdames et Messieurs, la prochaine baisse de 0,25% va changer le monde !

Ces politiques de soutien à tout prix des actifs financiers et immobiliers ont accentué les inégalités au sein des sociétés entre les détenteurs d’actifs et les autres. Les banquiers centraux sont persuadés qu’en aidant les plus riches, les plus pauvres finiront par en profiter, mais l’émergence de crises sociales partout dans le monde alors que le taux de chômage est au plus bas prouve le contraire. C’est l’idéologie du trickle-down economics (théorie du ruissèlement) qui domine. Jusqu’à quand ?

Si les taux étaient moins accommodants, les gouvernements auraient davantage de pression pour gérer plus efficacement les deniers publics et taxer plus fortement le capital et les ménages les plus aisés. La politique de taux à 0% crée l’effet inverse, et un aléa moral sans précédent : pourquoi diable le gouvernement français devrait-il s’astreindre à des économies alors que, grâce à la banque centrale, on lui paie des intérêts s’il s’endette ?

Les dernières déclarations des banquiers centraux révèlent que leur santé mentale fait désormais partie de leur fonction de réaction. Leurs angoisses impactent directement leurs décisions. Les prochaines baisses de taux doivent être vues sous cet angle : les taux baissent parce que les banques centrales ont peur (vision non-objective du verre à moitié vide).

La prochaine étape est la monétisation de plus en plus explicite des dettes publiques (même en Europe !), voire le ciblage des indices actions (suite à son programme d’achat d’actions, le gouvernement japonais détient désormais près de 5% du marché).

Croire que la politique monétaire peut résoudre tous les maux économiques n’a pas de sens. Les banquiers centraux ne l’ignorent guère mais se bornent à répondre : « C’est comme ça ». Voici un extrait de la retranscription des questions-réponses de la dernière réunion de la Fed (juin 2019) :

QUESTION: Michael McKee, Bloomberg Television and Radio. If consumer spending is solid and business investment has been slowed by uncertainty, I'd like to get your thinking on what a Fed rate cut would do. Have you modeled the additional growth and inflation you might get from a rate cut? Can you identify any sectors that would benefit from a lower cost of capital? Or is this really about the Fed being the only game in town?

POWELL: Well, we -- we have the tools we have.

Cet aveu est terrible car – au risque de nous répéter et sans le recul nécessaire pour les évaluer précisément – cette fuite en avant monétaire montre des signes très inquiétants d’accentuation des inégalités entre les détenteurs d’actifs et les autres. Sans compter qu’elle détourne les gouvernements de la gestion efficace des finances publiques.

Comment tout cela se terminera-t-il ? Nous ne le savons pas mais ne voyons à l’horizon aucune raison que cela se termine. Le risque inflationniste n’existe plus (depuis bien longtemps) donc les taux n’augmenteront plus. Jusqu’où vont-ils baisser ? Au moment où nous écrivons ces lignes, le 2 ans suisse se rapproche de -1%. Il faut considérer qu’il n’y a pas de limite à la baisse, et qu’un taux à -2% ou -3% n’est pas à exclure lors de la prochaine fin de cycle. Le risque d’investissement reste classique : c’est une perte de confiance. Perte de confiance des agents économiques privés qui créerait une récession et/ou perte de confiance des investisseurs dans ce « système » qui entrainerait un effondrement des devises des pays ayant le plus abusé de la monétisation des finances publiques (le Japon et son yen semblent être le plus en risque).

Quid du risque populiste ? Le populisme est un risque pour gens aisés puisqu’il remet en question ce système et son idéologie originelle, le trickle-down economics. D’Occupy Wall Street en 2011 aux « Gilets Jaunes » plus récemment en France, les différents mouvements observés sont restés jusqu’à présent assez marginaux et semblent à des années-lumière des priorités des autorités (des banques centrales aux gouvernements) ; il y a fort à parier qu’ils s’amplifieront à mesure que le besoin de justice sociale et d’action environnementale se fera sentir. A terme, et à défaut d’agir sur ces sujets, la prochaine baisse de taux ne devrait plus avoir qu’une importance relative – celle qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’avoir ?


Tristan Abet


Les vues et opinions qui sont exprimées dans cet article sont celles des auteurs et ne correspondent pas nécessairement à celles de Candriam.

 

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